Ce texte n’engage que son auteur et ne représente pas une position officielle des bahá’ís de France
Ispahan, ma chérie, khoubamm, doustamm, azizamm
Il y a longtemps que je ne t’ai pas écrit, c’est vrai … trente-deux ans pour être exacte…
Mais je ne t’ai pas oubliée pour autant, tu sais… JAMAIS…
Les promenades au bord de Zaayandé-roude et dans les parcs attenants… les crèmes glacées tchaman-zaar au safran … la voix du muezzin dans le lointain… les nuits d’été autour de la piscine …les odeurs de mon enfance … les couleurs de mon adolescence… … les roses d’Ispahan… nos fêtes d’anniversaire que maamaanne n’oubliait jamais… La table de multiplication qu’on répétait avec baabaa tchiyéh… Les chansons moqueuses qu’on écrivait sur nos profs de secondaire… les pique-niques le vendredi en dehors de la ville, été comme hiver, qu’il vente ou qu’il pleuve… les batailles de boules de neige avec les voisins … les devoirs d’école qu’on écrivait avec les cousins affalés sur le tapis, avant d’improviser quelques pas de danse avec les cousines… les vacances chez khaaleh djoune à Téhéran, 45 degrés à l’ombre… non, je n’ai rien oublié…
Tu ne peux pas savoir ce que tu me manques… Ispahan, ma belle …
Toutes ces années, je t’ai gardée dans mon cœur, je t’ai emmenée avec moi partout où j’ai voyagé, partout où le destin m’a emmenée…
Quand j’étais enfant, j’avais appris au cours de morale bahaï qu’être bahaï, cela voulait dire se doter de l’ensemble de toutes les qualités humaines (bahaï ya-ni jaa-mé-é ja-mi-é kamaalaaté enssaani), qu’on faisait des pas supplémentaires vers notre dimension humaine en s’efforçant d’avoir « un cœur pur comme une perle » (ghalbé saafi tchonn dor ataa farmaa).
Les années se sont écoulées et le mot bahaa a pris son sens véritable dans ma vie : beauté et lumière.
Il n’y a que cela qui puisse vraiment compter : dans la lumière de ton cœur et de celui des autres, ne fais fleurir que les senteurs de la passion absolue, créative et empreinte de compassion.
J’avais plus de trente ans lorsque j’ai écrit cette phrase dans mon cahier. A force d’avoir lu et relu les Paroles Cachées (dans le jardin du cœur, ne plante que la fleur de la passion) et les Sept Vallées (c’est le livre de son propre soi qu’il faut lire), j’avais enfin trouvé ma voie pour le restant de ma vie. Je savais désormais que tous les êtres humains étaient par définition bahaïs : empreints de beauté et rayonnant de lumière. Qu’il suffisait de les aimer et de les entourer, de façon créative et avec compassion, de comprendre aussi le véritable sens de cette phrase de Mirza Hossein Ali Nouri, mystique persan et avant-gardiste du
19e siècle, « le mal n’existe pas, ce n’est que l’absence du bien », pour que l’humain rejaillisse en nous et que la bonté reprenne sa place de toujours. Qu’il fallait aussi appréhender avec justesse le principe de la « relativité de la vérité » pour cesser d’avoir des préjugés, autre notion énoncée par ce Téhéranais révolutionnaire.
J’ai compris alors que chacun avait sa propre vérité et que le sens de la vie était probablement de la saisir entièrement, de ne faire qu’un avec son monde intérieur et d’être alors en capacité de célébrer sa propre fête de Rézvanne.
Ispahan, ma chérie, qu’est-ce que tu m’as manqué toutes ces années…
L’adolescence s’en est allée et les années belges sont arrivées, tout aussi enrichissantes … L’océan du destin, tantôt furieux, tantôt clément, m’a obligée à apprendre à nager, à devenir adulte. La recherche de la vérité, de ma propre vérité, m’a menée à comprendre que l’être humain était seul dans un univers dépourvu d’intentionnalité, mais qu’il pouvait accompagner le changement par sa volonté de changement, et pour ce faire, il ne pouvait compter que sur lui-même : le pouvoir de son esprit et la lumière de son cœur.
Tout au long de ces années, les barbaries perpétrées dans mon pays natal m’ont souvent ôté le sommeil : « Pourquoi torturer et tuer des personnes qui ne cherchent qu’à faire rejaillir la beauté et la lumière chez leurs semblables ? Pourquoi tant de souffrance pour leurs proches et leurs familles? » L’ignorance et la peur de l’autre poussent souvent l’humain à des comportements irrationnels ; la cupidité et l’ivresse du pouvoir aussi…
Le frère de l’une de mes copines du secondaire, exécuté après six longues années d’emprisonnement car il avait refusé de renier sa croyance dans le communisme ? Pourquoi ? Et le neveu de l’une de mes meilleures amies bahaïes qui croupissait jusque hier à la prison d’Evine sans le moindre motif d’accusation et sans accès à un avocat? Pourquoi ? Il devait avoir froid, il devait avoir faim, il devait être réduit à une chose de rien du tout. Et cette femme qui vient d’être emprisonnée uniquement parce qu’elle a refusé que son mari prenne une deuxième épouse ?
Je sanglote, je me sens révoltée, indignée, en rage face à tant d’injustice …
Que faire ? Que faire ?
Que faire d’autre à part mobiliser la communauté internationale ?
Pour que la dignité et les droits de tous soient respectés, plus particulièrement ceux des minorités discriminées : que ce soit les bahaïs en Iran, les aborigènes en Australie ou les homosexuels en Ouganda?
Que faire d’autre à part vivre plus passionnément, plus authentiquement nos vies, plus en harmonie avec notre propre vérité, nous qui sommes en liberté, nous qui pouvons jouir de tous nos droits ?
Et toi, Ispahan, tu me manques toujours autant …
Bruxelles ne t’a pas remplacée, non. Mais elle est désormais ma maison, un lieu où ma famille, mes amis et mon travail m’entourent d’une chaleur bienveillante, un espace où je me sens chez moi, toujours avec toi en filigrane, heureuse de vivre dans un pays où tout me convient : les êtres humains, les structures de prise en charge des êtres humains, le vert partout, la liberté d’être, de penser et de s’épanouir, les cafés, les cinémas, les midis de la poésie, les expositions de photo, le vent, les nuages, la pluie et … l’arc-en-ciel aussi.
Je te le promets, ma chérie. Bientôt, très bientôt, toi aussi tu pourras vivre comme moi : libre d’être, de penser et de t’épanouir, pleinement et passionnément.
Ispahan, je t’aime.
Bé omidé didaar, dousté khoubamm.
A bientôt, A très bientôt.
Azita R., Bruxelles, 12 mars 2009