Paris, le 21 juin 2023 – Il aura fallu attendre 40 ans pour rendre publiquement hommage à ces 10 femmes bahá’íes et évoquer avec justesse une abomination perpétrée sur elles dans la nuit du 18 juin 1983, à Chiraz en Iran.
Dix femmes, pour la plupart dans la vingtaine, arrêtées individuellement à leurs domiciles (qui seront par la suite saisis par le régime iranien). Interrogées, torturées, puis pendues ensemble pour avoir refusé de renoncer à leurs convictions bahá’íes.
Il aura fallu attendre la sévère répression qui s’est abattue depuis septembre 2022 sur les femmes iraniennes pour rappeler ces pendaisons et saluer l’engagement de ces dix femmes pour l’égalité et la liberté, notamment la liberté de conscience. Leur résistance rejoint le destin de toutes celles et ceux qui luttent aujourd’hui pour les mêmes valeurs, illustrant, s’il en était encore besoin, que leur histoire est une.
Réunis à Paris, au Centre national bahá’í, le 16 juin 2023, en présence de Thierry Morel, représentant du Quai d’Orsay, des intellectuels, historiens et journalistes – notamment de plusieurs médias diffusant en persan (RFI, VOA, Radio Farda, Iran Wire) ont écouté puis relayé vers l’Iran une histoire que les Iraniens apprennent à connaître souvent pour la première fois aujourd’hui. Découvrir le contexte historique.
« L’exécution des 10 femmes bahá’íes le 18 juin 1983, d’après mes recherches, reste dans notre histoire contemporaine la première exécution en masse de femmes en Iran », a déclaré Reza Moini, qui a couvert l’Iran pendant plus de vingt ans pour Reporters sans frontières. « Ces exécutions, en particulier celle de mes compatriotes bahá’ís, ont eu lieu dans un silence quasi-total et peut-être je peux dire complice du peuple iranien. Nous n’avons pas vu ou peut-être nous n’avons pas voulu voir que ces femmes, ces hommes, nos amis, nos camarades de classe, nos voisins et les autres qui disparaissaient dans la nuit et le brouillard étaient nos compatriotes qui portaient une étoile jaune sur la poitrine. On n’a pas vu. On ne voulait pas voir. » M. Moini a évoqué le sort des membres de sa propre famille exécutés et enterrés dans une fosse commune aux côtés des compatriotes bahá’ís qui sont privés en ce moment de sépulture au cimetière de Khavaran à Téhéran. Il a conclu : « Ce soir je veux dire que notre histoire est une, notre cimetière est le même et nous sommes toujours privés du droit au deuil et d’avoir tout simplement une tombe dans notre pays. »
La représentante des bahá’ís de France, Hamdam Nadafi a introduit la soirée en présentant le thème de la campagne d’information sur les dix femmes bahá’íes de Chiraz :« Notre histoire est une », thème qui relie la lutte actuelle en Iran pour la liberté et l’égalité de genre, aux 10 femmes bahá’íes de Chiraz. « Si vous nous avez fait l’amitié de vous joindre à cet hommage aux 10 femmes bahá’íes exécutées il y a 40 ans à Chiraz, c’est que nous partageons le même attachement pour les principes de liberté, d’égalité et de justice. Nous partageons non seulement ces idéaux élevés mais aussi la même douleur et la même peine devant les injustices subies. Nous reconnaissons les sacrifices, les blessures et afflictions que nombre de personnes dans cette salle – ou leurs proches en Iran – ont subi ou subissent encore. Notre histoire est une. Nos aspirations sont unes. »
Chose poignante, le maître de cérémonie de cette soirée, Ali Behnam, a relevé que plusieurs des personnes invitées à prendre la parole avaient perdu en Iran des proches, éliminés de manière brutale par le régime actuel.
Un temps fort – et pourtant bref – de la soirée a été le visionnage d’une courte vidéo préparée par le BAEBF ou apparaissait l’image vite dissipée de chacune des 10 femmes bahá’íes de Chiraz.
À la suite de la vidéo, Marie Cuvillier, une enseignante de français et de littérature, présenta l’histoire des 10 femmes bahá’íes de Chiraz, parsemée d’anecdotes réelles que les familles ont pu rapporter ou qui ont été données par d’autres prisonnières. « Si l’on m’a invité à prendre la parole, dit-elle, c’est peut-être que les dix de Chiraz me ressemblent … au moins sur un point. La plupart des 10 femmes bahá’íes de Chiraz étaient dans la vingtaine comme moi, sauf les deux aînées et la plus jeune, Mona, qui avait seulement 17 ans. La plupart avaient aussi comme moi débuté une carrière. Mais là s’arrête la comparaison. Car après la révolution iranienne de 1979, les bahá’ís ont été privés d’emploi. Tous ceux qui avaient un poste dans l’administration publique, y compris les médecins et infirmières des hôpitaux, les enseignantes, ceux qui avaient une licence de commerce, se sont vu interdire d’exercer leur profession. C’est le cas jusqu’à ce jour et cela participe de la politique d’étranglement économique des bahá’ís d’Iran. »
Le compositeur camerounais Charles Kingue Essombe ajouta une note musicale inattendue lors de cette soirée en interprétant un chant dans sa langue maternelle – le Douala – sur les dix femmes de Chiraz. Inattendue, car qui aurait pu imaginer en Iran il y a 40 ans que le souvenir de ces dix femmes serait chanté sur tous les continents ? Ce chant, serein et mélodieux, intitulé « Musia » (le cri) dit notamment : « Dix voix de dix femmes… Ecoute… Les entends-tu ? »
Toujours dans une note créative et, faut-il le souligner, émouvante mais non larmoyante, Sylvie Ghadimi Rouhani a lu un étonnant poème d’une prisonnière à une autre prisonnière. Il s’agit d’un poème de Mahvash Sabet, écrit alors qu’elle était brièvement sortie de prison et sur le point d’y retourner pour dix ans encore, à Nasrine Sotoudeh, cette avocate si courageuse, défenseure des droits de l’homme.
Se déplaçant plus loin dans le temps, l’historien des religions et de l’Iran, Yves Bomati, a évoqué l’audace dans la vie et dans ses écrits de Tahereh, celle qui en 1848, en Iran, osa au milieu d’une assemblée d’hommes ôter le voile et prôner dans ses écrits l’égalité entre les femmes et les hommes. Il n’a pas manqué de noter que l’une des dix de Chiraz se prénomme aussi Tahirih. Et cela pour dresser un parallèle entre Tahereh et l’impression que laisse aujourd’hui les dix femmes de Chiraz « par leur destin et aussi par la voie qu’elles nous montrent dans ce que nous devons faire, c’est-à-dire combattre tous pour la liberté et pour que l’égalité des sexes triomphe enfin. Je sais que ce n’est pas le cas dans beaucoup de pays et de moins en moins hélas. Donc ceci est d’autant plus important que nous tenions haut le flambeau. »
Ghaleb Bencheikh, en son nom et en sa qualité de Président de la Fondation de l’Islam de France a souhaité qualifier plus exactement les faits de cette nuit du 10 juin 1983: « Ce soir, nous commémorons ‘l’assassinat’, parce que rien ne fonde le crime qui a été commis. Elles étaient dix, dix femmes de convictions, de foi, de beauté, de charme, d’humanité, en pleine force de l’âge. Ceci heurte notre conscience et nous en sommes révoltés. Sauf que la révolte, une révolte froide implique l’action et la militance. Donc nous commémorons ce martyre, au sens étymologique du terme, ce témoignage que ces jeunes femmes ont opposé au monde et à leurs propres compatriotes iraniens. Puis il a célébré « le courage et aussi l’invincible espérance qu’après la nuit il y aura l’aube. Que lorsque le peuple désire la vie et la liberté, le destin répondra. Il finira par y accéder. Et lorsque je vois depuis des mois, d’abord chez les femmes iraniennes, puis davantage pour l’ensemble, ça suscite en nous cette volonté de non seulement les soutenir mais de leur dire de na pas abdiquer car nous sommes là et nous serons toujours là. »
Six mois avant l’exécution des dix femmes bahá’íes de Chiraz, l’avocat Hirbod Dehghani-Azar perdait son père, arrêté puis exécuté en Iran. « C’est assez émouvant pour moi… » dit-il. « Ce qui se passe en Iran est horrible. C’est la même chose qu’il y a 40 ans. » Évoquant la condition juridique actuelle des bahá’ís en Iran (la plus grande minorité non musulmane du pays) il observa que « cette ségrégation, cet apartheid est prévu dans la Constitution iranienne. »
Hamdam Nadafi clôtura la soirée en lisant un vibrant message de Geneviève Delrue qui, retenue par un déplacement, a néanmoins tenu à marquer sa présence. Pendant 30 ans, Geneviève Delrue a animé sur RFI l’émission « Religions du monde ». Extrait de son message : « Comment ne pas voir une filiation intime entre ces 10 femmes bahaies exécutées il y a 40 ans avec le combat des jeunes iraniennes contre le totalitarisme religieux. Il en faut une sacrée dose de courage. Je les admire. Comme j’ai toujours admiré la communauté bahaie d’Iran résistant à tant d’exclusions et de mauvais traitements pour vivre sa foi. Les atteintes aux droits de l’homme perpétrées depuis plus de 40 ans à l’encontre de la communauté bahaie ont été pour la journaliste que je suis une clé de compréhension, une porte d’entrée pour mieux comprendre l’idéologie et le fonctionnement de la République islamique d’Iran. Aussi la violence de la répression lors de la contestation de la rue ne m’a -t-elle guère surprise. »
Cette soirée et les échanges qui ont suivi a été particulièrement chaleureuse. Les invités, pour une bonne part, de la diaspora iranienne et plus nombreux que les hôtes, ont largement contribué à cette atmosphère conviviale qui ne pouvait que confirmer ceci : notre histoire ne fait qu’une.
Quelques articles et reportages récents dans la presse sur les dix femmes bahá’íes de Chiraz et sur leur évocation à Paris.
Radio France international (français)